AU FIL DES MOTS à Chavagnes-en-Paillers

AU FIL DES MOTS à Chavagnes-en-Paillers

Octobre 2022

Jeudi 13 octobre 2022

 

La dictée du jardinier

« Quelle empotée, cette azalée ! » s'écria le zinnia qui fleurissait librement près des tonnelles. « Piqué, et même repiqué, ce dahlia ! » s'exclamèrent ensemble les glycines pervenche, à moins qu'elles ne fussent vraiment mauves. « Mais regardez un peu ces géraniums, ils charrient dans les bégonias ! » protestèrent des asphodèles outrés. « Il n'y a qu 'à les envoyer sur les roses ! » proposèrent les marguerites. À ce moment-là passa le jardinier, qui était amoureux et qui dit aux fleurs : « ne vous faites pas de mouron, il y a de la place pour toutes dans mon jardin, vous êtes toutes belles comme des femmes... »

Bernard Pivot

 

Le Grand Frère

Le portable de mon amie avait péri de mort violente. Non qu'il fût usagé, mais elle l'avait jeté, par la fenêtre ouverte de sa voiture, en visant le massif d'asphodèles d'un rond-point hanté par les gendarmes. Ce n'est que plus tard qu'elle l'avait rappelé par inadvertance ; étrangement il avait répondu, ayant, prétendait-il, un message à transmettre. Cependant, chu sur la chaussée, il était subitement devenu muet, écrasé sous les tonnes d'un camion si terne qu'on l'eût à peine remarqué dans le flot tourbillonnant de rutilants poids lourds.

Lorsque, dans le train qui vous emporte vers Genève ou vers Bruxelles, vous êtes brusquement extraite de votre demi-sommeil par la sonnerie, stridulante ou wagnérienne, de votre mobile, ne soyez pas étonnée : vous venez de franchir la frontière, et l'on vous gratifie d'un « Bienvenue en Suisse (ou en Belgique) ». Histoire de vous rappeler que l'on vous a immédiatement identifiée. Et quand vous déambulez dans la foule des quidams paraissant soliloquer, la main plaquée contre le temporal, comme victimes d'une soudaine otalgie, vous vous surprenez à imaginer, s'étirant au-dessus de chacun d'eux, les filandres virtuelles par le canal desquelles leurs logorrhéiques propos sont dûment enregistrés dans les arcanes insoupçonnés d'un inquisitorial réseau.

Mais il y a pis encore : vous vous réjouissez, grâce au GPS qui équipe votre fiacre, de n'avoir plus à héler le cocher pour l'inviter à suivre les méandres des ruelles qui vous conduisent en quelque endroit secret, vers lequel un fil d'Ariane vous eût jadis guidée. Mais prenez garde si votre époux habite les hautes sphères ! Traqué par les antennes et les satellites, le bovarysme fait partie, de nos jours, des passe-temps périlleux...

Quant à moi, je n'ai pas encore cédé à la psychose du Grand Frère, celui qu'Orwell appelait « Big Brother », et nul diktat ne m'enjoint de brancher ma webcam sur la Toile. Ne cherchez pas mon blog(ue), vous n'y trouveriez qu'odes, rondeaux et ballades susurrés en italique. Foin du GPS s'il ne m'aide pas à localiser la place de l'y dans un parterre d'amaryllis, ou dans un triptyque flamand, ni celle de l'h dans une fleur de rhétorique. Et si j'admire les vues aériennes, rapprochées à zoom que veux-tu, qu'Internet nous dispense, j'y déplore l'absence de ces courbes de niveau ouvragées dont les arabesques ornaient nos cartes géographiques. Et puis... vous pouvez y découvrir votre home, et celui de vos pairs. Mais qui vous dit qu'un moderne Asmodée n'en a pas déjà soulevé le toit, pour y surprendre vos ébats ? 

Michel Courot

 



06/02/2023
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