AU FIL DES MOTS à Chavagnes-en-Paillers

AU FIL DES MOTS à Chavagnes-en-Paillers

Dernière dictée du jeudi

Jeudi 10 juin 2021



 

Partis, vers minuit, du village, au pied de la montagne, nous atteignîmes le sommet une demi-heure environ avant le lever du soleil. Je ne vous dirai rien de l’escalade, que nous fîmes à l’aise, sur le bât de mulets que conduisaient des guides, à travers les rochers, escarpements et mamelons. Nous vîmes le soleil surgir, un superbe roi de gloire, d’entre les cimes éblouissantes des Alpes couvertes de neige, et l’ombre du Ventoux élargir, là-bas dans l’étendue du Comtat Venaissin par là-bas sur le Rhône et jusqu’au Languedoc, la triangulation de son immense cône. En même temps, de grosses nues blanchâtres et fuyantes roulaient au-dessous de nous, embrumant les vallées; et, si beau que fût le temps, il ne faisait pas chaud.

Vers les neuf heures, mais, cette fois, à pied, avec les bâtons ferrés et le havresac au dos, après un léger déjeuner, nous prîmes la descente. Seulement, nous dévalâmes par le côté opposé, c’est-à-dire par les ubacs, ainsi qu’on nomme le versant nord de toutes nos montagnes et du Ventoux en particulier.

Désireux de raccourcir notre descente, mais ignorant les chemins, nous allâmes nous fourvoyer dans une ravine ardue si encombrée de rocailles et si périlleuse aussi que, pour arriver en bas, nous mîmes le jour entier. Dans les rocs détachés et dans les éboulis, à travers les troncs d’arbres, pins, hêtres et mélèzes, arrachés, entraînés par la fureur des orages et qui, à tous les pas, entravaient notre marche, nous descendions, nous dévalions, quand, tout à coup, le lit du torrent, coupé à pic devant nos pas, montra à nos yeux, béant, un précipice de cent toises peut-être en contrebas. Comment faire? Remonter? C’était fort difficile, d’autant plus que, sur nos têtes, nous voyions s’avancer de gros nuages noirs qui, s’ils eussent crevé, nous auraient submergés sous l’irruption des eaux…

Il fallait donc, de façon ou d’autre, descendre par la gorge, cette épouvantable gorge où nous étions perdus. Et alors, dans l’abîme, nous jetâmes là-bas nos cabans et nos sacs et, ma foi, recommandant à Dieu notre vie, en rampant, en nous traînant, mais surtout par glissades, nous nous laissâmes couler sur la paroi presque verticale où, seules, quelques racines de buis ou de lavande nous empêchèrent de dégringoler, la tête la première. Rendus au fond du précipice, nous croyions être hors de danger, et, remettant nos hardes, nous avions, guillerets, recommencé de descendre dans le ravin du torrent, lorsqu’une cataracte, encore plus forte et plus rapide, vint nous arrêter de nouveau, et, au péril de nos vies, il fallut de nouveau glisser en se cramponnant.

Frédéric Mistral, Mémoires

 



09/09/2016
23 Poster un commentaire
Ces blogs de Littérature & Poésie pourraient vous intéresser

Inscrivez-vous au blog

Soyez prévenu par email des prochaines mises à jour

Rejoignez les 24 autres membres